Ligier Richier : Transi de René de Chalon (1547).
« Le plus enviable de tous les biens sur terre est de n’être point né,
de n’avoir jamais vu les rayons ardents du soleil ;
si l’on naît, de franchir au plus tôt les portes de l’Hadès,
et de reposer sous un épais manteau de terre. »
Théognis de Mégare, Poèmes élégiaques, v. 425-428.
« Bien pire encore est celui qui dit qu’il est beau de « n’être pas né »,
mais, « si l’on naît, de franchir au plus tôt les portes de l’Hadès ».
Car, s’il est convaincu de qu’il dit, comment se fait-il qu’il ne quitte pas la vie ?
Cela est tout à fait en son pouvoir, s’il y est fermement décidé.
Mais s’il plaisante, il montre de la frivolité en des choses qui n’en comportent pas. »
Epicure, Lettre à Ménécée, 126-127.
« Sans doute faut-il toujours attendre le dernier jour d’un homme ;
et personne ne peut être déclaré heureux avant le trépas et les funérailles finales. »
Ovide, Métamorphoses, III, 135.
« Heureusement qu’il ne tient qu’à nous
d’avancer le terme de notre vie, s’il se fait trop attendre ;
mais tant que nous nous résolvons à la supporter,
il faut tâcher de faire pénétrer le plaisir par toutes les portes
qui l’introduisent jusqu’à notre âme. »
Emilie du Châtelet, Discours sur le bonheur, conclusion.
La vie vaut-elle la peine d'être vécue ?
par Filiberto Costantini
La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? La question semble présenter, en apparence, le même intérêt que ces élans de curiosité que l’on formule à loisir dans l’insouciance de ce à quoi ils peuvent aboutir. Mais, en dépit d’un ton presque désabusé de l’expression, l’interrogation qui en émane paraît peser d’une tout autre importance. Elle sonne, en effet, comme une convocation à faire un bilan, puis un choix sur la vie, démarche dont la spécificité veut que l’on pose sur celle-ci un regard particulier. En effet, un examen approfondi de la question ne demande pas seulement une certaine méthode, qualité logique que requiert toute analyse ; il suppose également de pouvoir disposer d’une assez grande expérience de la vie, tant dans son étendue que dans sa diversité. Ainsi donc, la première particularité de ce regard introspectif est qu’il ne peut être celui de l’inexpérience ; il doit être, au contraire, et à la demande implicite de la question, celui de la maturité, celui qui embrasse au fil des ans ce qui lui semble représenter la valeur intrinsèque de la vie. Finalement, en exigeant expérience et maturité, la question posée serait typiquement philosophique, du moins si l’on en croit Platon qui affirme que l’on n’est un philosophe véritable qu’à partir de cinquante ans. Qu’en est-il alors de la jeunesse ? Aurait-elle les moyens de s’interroger sur l’intérêt de la vie ? Serait-elle assez expérimentée pour établir de la manière la plus complète l’inventaire axiologique requis par la réponse ? Autrement dit, la jeunesse est-elle suffisamment armée pour porter un regard philosophique sur la question posée ?
Mais, à l’inverse, on peut se demander si le défaut d’expérience ne peut être compensé par la pertinence de la méthode et des moyens personnels mis en œuvre au cours de la réflexion. Et l’exercice semblerait y suffire. Avoir un regard proprement philosophique ce serait réaliser, après analyse, une synthèse des différentes valeurs de la vie. Il s’agirait d’un regard qui tenterait d’être, au cœur de l’expérience, à la fois analytique, synoptique et objectif pour apercevoir de vraies valeurs à travers toutes celles avec lesquelles on s’illusionne. Mais pourquoi distinguer ici le vrai d’avec le faux ? A quoi une exigence cartésienne de la sorte pourrait-elle servir dans une considération qui en tout point demeure morale ou éthique ? S’il ne s’agit pas directement et immédiatement de construire une science à l’exemple du projet de Descartes, sans doute peut-on se donner comme horizon de recherche les principes d’une conduite à tenir en fonction des résultats axiologiques obtenus. Ce projet est donc strictement éthique et le regard que l’on posera non seulement sur sa propre vie, mais également sur la vie en général devra décrire et interpréter tout processus dont le principe correspond à une valeur. Le but doit être de circonscrire le sens à donner à la vie et, conséquemment, de déterminer une argumentation qui pourrait décider, en dernier lieu, de la poursuivre ou de la quitter, décision qui se profile implicitement dans notre question.
Si donc à l’issue de cette recherche, il s’agissait de décider de poursuivre ou de quitter la vie, cela signifierait que l’on est bien en présence d’un questionnement radical qui, non seulement mobilise la pensée entière, son sérieux et sa sincérité, mais aussi qui pourrait avoir les effets pratiques les plus déterminants. Vivre ou mourir, accepter ou refuser la vie, voilà ce qui serait l’alternative implacable à l’issue de la question. Mais au fond, avons-nous les moyens d’accepter ou de refuser ce qui sert de support même à toute acceptation et à tout refus ? Peut-on négocier avec le donné de la vie ? Impose-t-elle des vicissitudes et des contraintes telles que l’on soit poussé à opérer ce choix capital ? Il faut examiner au plus près la question en l’analysant, en premier lieu, dans ses orientations thématiques. Reprenons les termes de la question et tentons de la reformuler : la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? En somme, la vie a-t-elle une valeur suffisante pour que l’on accepte les souffrances qu’elle inflige nécessairement et pour que l’on se donne en toute conscience la peine de la vivre ? La question conduit inexorablement à poser un double problème : celui d’abord de la valeur de la vie et celui ensuite de l’effort de vivre.
Axiologique, le premier aspect de la question pourrait engager la réflexion dans la voie métaphysique de l’essence afin de définir les valeurs de la vie. Mais, cette voie toute rationnelle n’est pas ce qui frappe de prime abord. L’aspect axiologique qui se dégage d’une formulation sensiblement désinvolte ne semble s’imposer que pour répondre au second terme de la question bien plus déterminant, à savoir au problème éthique de l’effort de vie. Et en effet, il peut apparaître assez paradoxal que la question de ce que vaut la vie en elle-même soit posée spontanément et presque avec une sorte de légèreté pour savoir si notre attachement à vivre, point crucial, est réellement justifié. La spontanéité de la demande n’a cependant rien de surprenant ; elle est le signe d’un besoin de sens, du besoin de trouver dans le cours de la vie une cohérence et un ordre acceptable. Il s’agit donc de rechercher généalogiquement les premiers réquisits de cette demande de sens, lesquels devraient se situer, non pas au-delà de la dimension biologique, ce qui conduirait à des propositions purement métaphysiques ou empiriquement infondées, mais dans les limites strictes que cette dimension renferme et qui déterminent, dans une première approche, un cadre inévitable et indépassable. Ce cadre biologiquement défini, dans lequel vivre humainement n’est pas seulement maintenir une unité énergétique par assimilation, croissance, reproduction, homéostasie, etc., fournit également un schéma de conscience primitif où deux extrémités inséparables, la naissance et la mort ou, en termes classiques, la génération et la corruption, se complètent et se parachèvent.
Incontournable et essentiellement lié à l’organique, le schéma biologique d’une limitation temporelle pourrait avoir une fonction transcendantale et agir comme une représentation originaire. Il serait alors constitutif de toute pensée, a fortiori de celle qui a la vie pour objet, en établissant la finitude comme donnée fondamentale. En cela, la finitude comme principe naturel accompagnerait toute conscience, ce qui ne serait pas sans effet sur l’affect. Si le destin biologique qui se segmente entre naître et mourir détermine toute pensée et par suite toute réflexion, la conscience qui en émerge ne peut être en elle-même qu’une conscience de la finitude, une conscience qui porte en soi et qui par suite se représente les bornes naturelles de ses dispositions. Mais à l’évidence, la conscience de la finitude ne peut être immédiatement exempte de troubles ; elle semble même coexister avec certaines souffrances primitives dont elle serait la cause. Ces souffrances inévitables et inhérentes à la conscience, et qui façonnent la part négative de toute condition humaine, pourraient peser gravement sur le jugement que l’on veut porter sur la vie en général.
La première de ces souffrances primitives est celle qu’inflige la conscience d’être mortel ; l’humain est un être-pour-la-mort. N’être pas né pour durer éternellement et disposer d’un temps dont la limite est déjà donnée est une blessure pour l’ego. Car le terme de la vie limite les prétentions infinies de la conscience. C’est pourquoi la mort est à jamais inacceptable. Mais, refuser ce qui adviendra nécessairement est une opposition vaine. La vie est là, nous donnant parfois l’impression d’être pris au piège et d’avoir reçu bien involontairement la charge biologique délicate d’entretenir au mieux un corps et un esprit naturellement fragiles. On comprend alors pourquoi toute contrainte est péniblement vécue comme le poids d’une dette stérile et profondément injuste. Et de toutes les contraintes, sans doute l’obligation d’autonomie apparaît-elle comme la plus illusoire. Privé de son lien maternel vital et livré à lui-même, l’individu doit apprendre à développer, par l’effort et le travail, une activité permanente de survivance et acquérir une pleine autonomie. Et c’est vers la subsistance et la protection qu’il doit orienter la plupart de ses actions, lesquelles unifiées en une finalité nécessaire et contraignante, deviennent en fin de compte une fausse autonomie et une vraie dépendance, de celle qui fut abandonnée comme lien vital, puis retrouvée comme lien social. De cette finalité globale, il s’ensuit que si le plaisir est recherché pour la satisfaction et le bonheur qu’il apporte, la douleur affective ou physique est connaturelle à toute vie. Aucun humain n’en est préservé. La douleur représente une part inhérente de la vie ; elle est une épreuve naturelle qui ajoute à l’humaine condition une dimension négative et sans doute aussi une raison supplémentaire de s’en désespérer.
C’est à l’aune de ces refus et de ces insatisfactions primordiales que produit la condition à la fois mortelle, laborieuse et douloureuse de l’humain, qu’il faut se demander si la finitude constitutive de la vie rend celle-ci malgré tout vivable et si chacun de nous est prêt à payer le prix de ces souffrances pour continuer à vivre. Mais si ces souffrances sont inévitables, si elles sont liées par essence à la condition humaine, pouvons-nous encore prétendre accepter ou refuser d’en subir le coût ? Pourquoi faudrait-il payer pour vivre ? S’agit-il d’acheter ou de racheter quelque chose ? Et que ce soit un achat ou un rachat, quelles sont les valeurs échangées ?
La somme des souffrances endurées devrait être estimée au regard d’une valeur intrinsèque de la vie, le risque étant de sous-évaluer ou de surévaluer ce qui paraît valoir, ce qui pourrait avoir des conséquences directes sur notre attachement à vivre. Une juste évaluation de la vie dans ce qu’elle apporte de bon et de mauvais fournirait ainsi la condition d’un jugement capital qui s’appuierait sur des données faisant office de bilan et permettrait de décider de la poursuite ou non de l’effort de vie. Mais en deçà de cette apparente simplicité rationnelle qui va de l’évaluation à la décision, on découvre une réalité pratique dont la complexité pourrait faire passer toute considération théorique pour une caricature. La difficulté provient de la coextension naturelle de la vie et de l’affect qui lui est intimement lié : la sauvegarde de l’intégrité propre, ou ce que les philosophes modernes nommaient « la conservation de soi » ou encore « l’instinct », paraît être une suite immédiate de l’identité affective de l’individu. Par identité affective, nous entendons l’attachement naturel de l’individu envers lui-même, expression que nous préférons à « l’amour de soi », formule rousseauiste qui exprime une idée encore toute teintée de christianisme.
De fait, attaché à lui-même, l’individu n’aime guère la douleur qu’il fuit spontanément, même s’il dit souvent pouvoir la supporter lorsqu’elle n’est pas trop intense. Mais les humains son inégaux dans cette endurance et l’intensité apparaît à chaque fois à travers un relativisme de la perception, non que celle-ci fut relative en soi, mais parce que le refus plus ou moins solide que nous opposons à la douleur varie selon les individus. Il y a donc bien unanimité pour fuir la douleur et désaccord sur son refus, unanimité pour rechercher le plaisir et désaccord pour le payer au prix fort. Car ce que nous concédons à souffrir, nous souhaiterions le monnayer pour du plaisir. C’est pourquoi, dans une vision encore assez chrétienne où le bonheur terrestre se mérite au prix de la souffrance, la balance des douleurs et des plaisirs semble toujours pencher du côté de la jouissance. Aussi, faut-il croire que lorsqu’il s’agit d’estimer la valeur de la vie, elle le soit à l’aide de ce schéma déséquilibré, de ce mètre-étalon faussé d’avance. Et accepter de souffrir un peu pour jouir beaucoup n’est-ce pas vouloir solder la vie, la mettre au rabais, ne pas reconnaître que l’addition des plaisirs n’ajoute rien à sa valeur, surtout quand elle s’établit sur la concession d’une souffrance ?
Certes, il faut admettre comme un fait avéré et incontestable que, sur toute une vie, la somme des plaisirs l’emporte sur celle des douleurs ; preuve que de toutes les fins recherchées, le plaisir est le plus désiré. C’est aussi sur ce point, parmi d’autres, que Cicéron approuve Epicure : le sage est heureux parce que, de la vie, il sait qu’il y a plus de plaisir que de douleur à subir (De Finibus, I, 19, 62). Vouloir multiplier les plaisirs est donc vain et inutile. Ce serait bien plutôt appeler la douleur que de persévérer dans une recherche effrénée de la volupté. Montaigne rappelle, à ce sujet, que Sénèque conseilla à Lucilius, qui menait auprès de l’Empereur une vie « voluptueuse et pompeuse », de quitter « cette vie-là, ou la vie tout à faict » (Essais, I, XXXIII ; Sénèque, Lettres à Lucilius, XXII). Le conseil est donc radical. Mais sa radicalité l’est au regard du vrai succès à obtenir : celui qui triomphe de ses passions voluptueuses endurera certes quelques souffrances, mais verra bientôt la vertu naître de ses efforts et la joie gagner son esprit. Contrairement au christianisme qui exhortera à souffrir en cette vie pour mériter de jouir au-delà d’elle, les Stoïciens comme les Epicuriens demanderont à renoncer aux plaisirs vains pour jouir ici et maintenant des plaisirs vrais, ceux du savoir et de la vertu qui forment ensemble toute la valeur de la vie.
Si nous lisons Epicure, nous voyons que c’est sur le ton habituel où se mêlent l’ironie et la fermeté qu’il reprend, dans la Lettre à Ménécée (126-127), quelques vers du poète Théognis de Mégare :
« Bien pire encore est celui qui dit qu’il est beau de « n’être pas né », mais, « si l’on naît, de franchir au plus tôt les portes de l’Hadès ». Car, s’il est convaincu de ce qu’il dit, comment se fait-il qu’il ne quitte pas la vie ? Cela est tout à fait en son pouvoir, s’il y est fermement décidé. Mais s’il plaisante, il montre de la frivolité en des choses qui n’en comportent pas. »
Le sage prend le poète au mot et lui demande pourquoi ne mettrait-il pas ses paroles en acte. Quelles raisons l’empêchent de se donner la mort, lui qui prétend que ne jamais avoir vu les rayons ardents du soleil et, en somme, ne pas être né serait « le plus enviable de tous les biens sur terre » (Poèmes élégiaques, v. 425-428) ? Si la vie lui pèse tant, si vivre n’est en rien le bien espéré et si, au contraire, ne pas vivre est en tout préférable, pourquoi ne décide-t-il pas d’en finir ? Car pour Epicure, chacun de nous en a le pouvoir, et le suicide est toujours une possibilité, à condition, bien sûr, de le décider ou d’appliquer concrètement ce qui pourrait être le principe d’une doctrine. Mais il n’est pas certain que le poète puisse mettre en pratique une position de pensée qui aux yeux d’Epicure est inexistante. Autrement dit, ne se suicide pas qui veut. Il ne s’agit pas seulement de le vouloir ; il faut y être « fermement décidé », dit Epicure. La fermeté de la décision tient ici à la solidité des arguments qui la soutiennent et le premier de tous est celui qui affirme qu’il n’y a rien à craindre dans la mort. Notons ici que le poète désespère la vie, mais ne la quitte pas. Et c’est parce que n’y étant pas préparé, il est encore habité par la peur de mourir, contrairement au sage qui ne saurait redouter ce qui est absence de sensibilité. Quand nous vivons, la mort n’est pas et quand elle est là, nous ne sommes plus. Elle n’est donc en rapport ni avec les vivants ni avec les morts. Non préparé à quitter la vie et surtout à admettre rationnellement que la mort n’est rien pour nous, mourir demeure inacceptable pour le non-sage. Inacceptable lui est aussi la douleur et l’endurance nécessaire pour la supporter. Pour lui donc, comme pour le poète Théognis, « nombreuses sont les bonnes raisons de quitter la vie », et en cela il sera « homme de rien du tout » (Sentences vaticanes, 38).
Si, en dépit des bonnes raisons qu’il pourrait se donner pour avancer le terme de sa vie, le non-sage décidait malgré tout de la poursuivre, il se montrerait alors peu sérieux quand il dit qu’il serait préférable de « franchir au plus tôt les portes de l’Hadès ». Il plaisante, dit Epicure, et « montre de la frivolité en des choses qui n’en comportent pas ». La mort est un thème de grande importance pour les Epicuriens comme pour tous les Grecs des IVe et IIIe siècles avant J.-C. Il est vrai que les mystères qui l’entourent ont inspiré quantité de croyances et de rites funèbres, et alimenté ainsi des récits fabuleux et de grands mythes. Et c’est autour de ces mystères que se rassemblent les citoyens pour célébrer, dans une nature et un cosmos totalement unifiés (isonomia), un esprit connaturel et universel (voir Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, VI). Conséquemment, qui voudrait traiter le sujet de la mort avec légèreté s’exclurait d’une culture, dont l’unité sociale et religieuse identifiée au modèle de l’unité cosmique, repose essentiellement sur les principes d’une totale harmonie entre tous les citoyens d’une même cité. Cette cohésion indiscutable fait office de commandement absolu (archè). Celui qui en outrepasserait les bornes serait, comme le disait déjà Aristote au début de la Politique, soit un monstre, une errance de la nature, soit un dieu, un être surnaturel. Le non-sage, à l’égal du sage, doit respecter ce principe de cohésion sociale et d’harmonie cosmique ou bien décider d’en finir s’il estime que la vie est un fardeau. L’incohérence serait de poursuivre ce que l’on méprise, d’accepter ce que l’on refuse. Mais alors, celui qui méprise la vie et craint la mort, a-t-il une autre issue que la résignation ?
Déprécier la vie et ne pas pouvoir la quitter par crainte de la mort est une situation des plus malheureuses. Et tout le malheur provient semble-t-il non de la dépréciation de la vie, mais bien de la peur de son terme qui, rendant impossible tout acte suicidaire, maintient l’individu attaché à sa réalité. Certains en sont si effrayés, selon Lucrèce, qu’ils vont jusqu’à s’imaginer debout devant leur propre sépulture, se lamentant et se pleurant eux-mêmes. Ces sont des insensés, de ceux qui n’ont pas saisi le vrai sens de la vie et de la mort, à savoir que la vie est tout parce que la mort n’est rien. L’insensé est malade de l’âme et agit en tout selon sa maladie. Il lui faut donc un remède. Mais sa maladie ne s’exprime pas seulement à travers la seule crainte de la mort. L’insensé craint également les dieux, la douleur et, finalement, d’être heureux. C’est pourquoi, pour Epicure, il lui faut un quadruple remède, le tetrapharmakos, qui renverse ces peurs dépourvues de sens et inverse toutes les tendances pour ne plus craindre la mort et les dieux, pour affronter la douleur et penser que le bonheur est possible. Ne plus agir sous le joug de la peur, et notamment sous celui de la plus forte de toutes, la mort, doit être le premier pas vers une libération, vers la sagesse c’est-à-dire vers une acceptation de la vie et de tout ce qu’elle implique, acceptation non de la fatalité, mais de tout ce qui arrive selon la volonté.
La sagesse épicurienne est une acceptation de la vie et non une résignation. Elle est un accord volontaire donné à la vie et non une contrainte subie. Plusieurs raisons en expliquent la réalité et la pratique. Tout d’abord, même s’il ne participe pas directement aux rites religieux et aux rassemblements politiques, le sage est en harmonie avec le reste de la cité. Il est en paix avec lui-même et avec les autres. Serein à l’égard du monde, il est affectivement autarcique et ne fait dépendre son bonheur que de lui-même, c’est-à-dire de sa conception juste et droite de ce qui est recherché, le plaisir, et de ce qui est fui, la douleur. Il n’est donc pas nécessaire de fréquenter la foule de laquelle, nous dit Epicure, il se tient volontiers à l’écart. Ainsi, vivant comme un dieu parmi les hommes, le sage considère que la vie possède une valeur qui ne dépend ni de soi ni des autres. Elle n’est donc pas à déprécier en elle-même. Pour les individus en particulier, elle est un fait du hasard tout autant qu’elle peut l’être globalement et originairement. Le clinamen, déclinaison fortuite des atomes dans le vide dont le processus est décrit par l’épicurien Lucrèce (De rerum natura, II, 218-220), est à l’origine de la formation du cosmos. Le vivant survient par hasard et se dissout par nécessité. La valeur de la vie est donc d’abord physique ; elle vaut par ses multiples combinaisons atomiques, à savoir par la richesse des formes qu’elle revêt, par les états possibles qu’elle permet et par son cycle intrinsèque d’assemblage, de dissolution et de recombinaison. Sans la matière constituée par les atomes et le vide, point de monde, d’êtres vivants et de mouvement.
La conséquence axiologique directe de ce matérialisme est considérable : la vie, en général et en premier lieu, ne vaut que par la matière ; elle ne vaut que ce que vaut la matière, c’est-à-dire par ce qu’elle présente comme isonomia, comme équilibre. Cette valeur purement physique de la vie est supportée par la matière dans ses combinaisons atomiques et dans ses formes. Et c’est elle qui est perçue par la sensation ou appréhendée par la pensée. Il s’en déduit la connaissance d’un modèle physique qui peut servir analogiquement aux principes éthiques, correspondance certes logique qui a pour fonction, selon nous, d’unifier le savoir. De là, il est assez simple d’établir une concordance entre les fins selon la nature et les fins selon la vie éthique, entre l’harmonie cosmique et l’harmonie des désirs, entre l’équilibre des forces que déploient les éléments naturels et l’équilibre des appétences humaines. Toutefois, harmonie ne signifie pas ici uniformité et absence totale de vanité car si la nature ne fait rien en vain, la vanité n’est pas complètement inexistante du monde. Elle advient dans les désirs qui, n’étant ni naturels ni nécessaires, peuvent être source de souffrances et, par là même, de déséquilibre. Fuir la vanité, c’est fuir une des causes principales de la douleur. Pour cela, répondre aux désirs naturels et nécessaires conduit à un plaisir d’équilibre, un plaisir catastématique, conforme à la droite raison, ce qui n’est pas le cas des désirs vains qui peuvent se multiplier indéfiniment sans apporter le moindre plaisir nouveau. Car il y a, en effet, autant de plaisir en un temps illimité que durant le temps limité d’une vie (Epicure, Maximes capitales, XIX ; Cicéron, De finibus, I, 19, 63).
Conséquemment, ceux qui déprécient la vie en invoquant l’idée que sa limite réduit le nombre des plaisirs se trompent. Ils dévalorisent la vie et la nature qui la supporte tout en estimant qu’un temps infini leur serait nécessaire pour pouvoir goûter à la multitude des plaisirs : une dévalorisation qui donne à l’insensé une passion supplémentaire, celle de l’immortalité. L’erreur, selon Epicure, consiste ici à mesurer la vie non par la raison, qui en découvre immédiatement les limites, mais par la chair qui « pose les limites du plaisir comme illimités » (Maximes capitales, XX). La chair est avide et insatiable. Tel le tonneau des Danaïdes, elle veut tout absorber et ne retient rien. Il lui faudrait donc être immortelle pour accomplir sa tâche infinie. « Mais la pensée, qui s’est rendu compte de la fin et de la limite de la chair, et qui a fait disparaître les craintes au sujet de l’éternité, procure la vie parfaite, et n’a en rien besoin, en plus, d’un temps infini » (Maximes capitales, XX). La démarche rationnelle qui finit par poser les limites du plaisir ne saurait intégrer un besoin comme celui de l’immortalité, sans l’obligation de le justifier par l’affirmation de l’immatérialité de l’âme, justification qui serait contraire à tous les principes de la physique épicurienne. Ce que la raison doit reconnaître par une appréhension immédiate de la réalité sensible, c’est que l’âme et le corps sont composés d’atomes, et qu’une fois leur temps achevé, ils meurent et se dissolvent ensemble. Et durant ce temps limité de la vie, il y a autant de plaisir que dans un temps qui s’étendrait à l’infini. Par ailleurs, on pourrait répéter indéfiniment le même plaisir, son intensité n’en serait pas augmentée.
Ainsi, est-il vain de se plaindre d’une vie qui, étant trop courte, ne permettrait pas d’y jouir de tous les plaisirs possibles. La jouissance, lorsqu’elle est produite par la satisfaction des désirs naturels et nécessaires comme se nourrir, dormir, se reproduire, est maximale et suffisante. Le trouble s’absente de l’âme (ataraxie) et du corps (aponie) pour laisser place au pur plaisir de l’équilibre (plaisir catastématique). Epicure ajoute à cela qu’après avoir satisfait au cri de la chair et aux désirs vitaux pour, en somme, ne plus avoir faim et soif ou ne plus avoir froid, on peut alors s’estimer le plus heureux des hommes et « rivaliser avec Zeus en bonheur » (Sentences vaticanes, 33). La comparaison est ici audacieuse et la rivalité avec le dieu des dieux est osée. Cela montre à quel degré élevé d’autonomie se trouve l’humain par rapport à un divin qui, d’une part, ne se soucie guère du sort des mortels et, d’autre part, n’est en rien la cause originelle ou ultime de leur bonheur. L’autonomie est sans doute ce par quoi l’humain ajoute à la valeur physique et matérielle de la vie, une valeur éthique qui l’élève à un bonheur total et personnel, dans la pleine domination de ses désirs et de son destin bienheureux.
Oui, la vie vaut la peine d’être vécue, selon les principes de la philosophie épicurienne que nous avons adoptés jusqu’ici. La vie est, en effet, une valeur en soi puisqu’elle peut être bienheureuse sans qu’il soit fait appel à une valeur qui la transcende. Elle vaut en elle-même que l’on se donne la peine d’y établir toutes les conditions du bonheur. Elle vaut la peine que l’on fasse l’effort d’y être au plus haut point maître de son devenir. Sa valeur est de permettre le perfectionnement humain. Et si malgré tous les efforts pour vivre le plus parfaitement possible, la maladie devait l’emporter, rendant la douleur insupportable, alors il n’y aurait pas d’autre décision à prendre que celle de se donner ou de se faire donner la mort. Et, comme le dit Emilie du Châtelet, non sans un certain soulagement, « heureusement qu’il ne tient qu’à nous d’avancer le terme de notre vie, s’il se fait trop attendre » (Discours sur le bonheur, conclusion). On aurait tort, cependant, de croire qu’un malade qui met fin à ses jours réalise un acte de liberté car être libre consiste avant tout à user du libre arbitre et, par là même, du pouvoir de choisir. Or, le malade dont la souffrance n’est plus supportable n’a pas le choix. Le suicide, pour lui, n’est donc que l’acte qui anéantit le délai qui le sépare d’une échéance inévitable. En revanche, comment définir le choix entre vivre et mourir en l’absence de douleur ? Car celui-ci semble bien s’opérer à l’appui d’une réflexion claire et radicale et, sans doute aussi, sur le principe d’une détermination rationnelle du sens de la vie. Ce qui signifie qu’il existerait un désir de vivre comme il existerait un désir de mourir, l’un pouvant l’emporter sur l’autre si son élan était motivé par un choix réfléchi et clairement établi. Cela veut dire aussi que la dimension culturelle serait seule à définir la prise de décision et qu’il ne s’agirait plus d’être déterminé par une pulsion de vie ou de mort, consciente ou inconsciente, déjà naturellement donnée.
Les désirs, qui constituent l’analogue culturel du besoin naturel, représentent l’élan de la pensée et de l’esprit en général. Ils intègrent l’élément biologique à une dimension symbolique fondamentale et valorisante dans laquelle toute forme de croyance, mythologique, religieuse, sociale ou philosophique, puise le rayonnement de sa force. A partir de cette source, l’existence d’un désir de vivre ou d’un désir de mourir paraît peu probable puisqu’il semble impossible de désirer ce qui est déjà donné. Il n’y aurait guère que la poursuite de l’effort de vie ou son interruption qui constitueraient, dans sa tendance, un désir, volonté qui attribuerait au donné biologique la forme d’une valeur symbolique. Durant la Rome impériale, par exemple, les citoyens n’exigeaient-ils pas de laver un déshonneur par le suicide ? Au contraire, le suicide n’est-il pas prohibé par certaines religions qui considèrent la vie comme un don de Dieu ? Finalement, la vie semble être le jeu de symboles que certaines croyances nourrissent au travers de récits, de rites religieux ou sociaux, voire même par la diffusion des savoirs, lesquels expriment l’esprit d’une époque. De ce déterminisme culturel, il résulte un relativisme historique dans lequel la vie, comme la mort, sont appréhendées à l’aide de valeurs à la symbolique différente, et que chaque époque voudrait pourtant fixer pour l’éternité afin de les rendre uniques et irremplaçables. Mais la vision de la vie varie dans son effort et dans son acceptation. Et selon cette variation, elle vaudrait plus ou moins la peine d’être vécue, relativement à l’histoire du moment et à la culture dans laquelle sa valeur s’inscrit. Bien que représentant toujours une valeur symbolique déterminée, elle n’en aurait aucune qui fut fixe d’un point de vue éthique, devenant, suivant le cours historique, une variable didactique.
La variation de la notion de vie selon les époques est certes une imperfection car elle n’autorise à l’esprit aucun repos, aucune quiétude. Mais ce défaut diffère fondamentalement de cet autre qui, dans notre volonté, vise à définir, puis à maintenir à tout prix une identité fixe et permanente de la vérité en général. Les vérités éternelles sont une mort pour l’esprit. Au contraire, imparfaite, mais constructive doit être la valeur de la vie, laquelle dans sa variabilité ne peut jamais ni reproduire ni dépasser l’horizon de sa finitude. Mais, en somme, cette imperfection est une chance : elle est la condition de la pensée même. Elle donne au malheur humain le sursaut de la réflexion. Et davantage encore, peut-on dire que l’imperfection est à la racine de toute chose, y compris à celle de notre question. Il est vrai que c’est de notre finitude que surgit le questionnement du sens de la vie et de sa valeur. Limités dans le temps et bornés dans nos aptitudes, nous pourrions croire, au contraire, que ce qui est fini est achevé et, par suite, parfait. Mais il n’en est rien. Et voir à quels efforts nous sommes contraints, non seulement pour nous entretenir, mais également pour nous élever laborieusement jusqu’à la connaissance du monde, n’est pas sans produire un sentiment de tristesse et de compassion à l’égard de l’incomplétude humaine. Si nous répétons alors notre question, « la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? », nous y entendrons comme l’écho tragique d’une plainte : celle de devoir marcher sans retour et de travailler à la conversion de notre malheur, pour enfin faire le deuil de la plus douloureuse de nos illusions, l’éternité.
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