Piranesi, Tivoli.
Piranesi, Veduta di campo Vaccino.
Texte rédigé en souvenir d'une ballade philosophique sur le site du Vieux-Château de Guainville (28), le samedi 2 juin 2012, en compagnie de la philosophe Sophie Lacroix.
Nous renvoyons ici à ses deux livres :
Ce que nous disent les ruines - La fonction critique des ruines (L'Harmattan, 2007).
Ruines (Editions de la Villette, 2008).
« O les belles, les sublimes ruines ! (…) Avec quel étonnement je regarde cette voûte brisée (…) les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-ils ? que sont-ils devenus ! dans quelle énorme profondeur obscure et muette, mon œil va-t-il s’égarer ? » Diderot, Ruines et paysages, III Salon de 1767, pp. 336-337.
Qu’est-ce qui nous fait penser que les ruines ne sont pas un simple amas de pierres et qu’elles ne sont pas seulement un ensemble de matériaux et de végétation dont le temps a enchevêtré les formes ? Qu’est-ce qui nous pousse à regarder les ruines au-delà du désordre apparent qui les caractérise le plus souvent ? Les ruines, en effet, semblent dire quelque chose qui ne se réfère pas à l’image qu’elles renvoient de prime abord. Comme si elles déviaient notre regard en attirant notre attention ailleurs. Comme si elles nous détournaient de leur apparence première pour nous parler d’elles autrement. Est-ce parce qu’elles cachent un sens qui doit rester secret ? ou bien veulent-elles nous mener à ce qu’elles sont en vérité ? Gardes d’un secret ou chemins de vérité, dans les deux cas, ce que disent les ruines est d’abord un non-dit et un silence car, d’un côté, la part qui leur manque paraît revêtir une importance plus haute que la part visible et, de l’autre, la réalité vraie de ce qu’elles sont n’est pas immédiatement accessible. C’est qu’elles obligent celui qui les contemple à l’effort et à la concentration : effort d’abstraction et concentration sur le non-visible.
Les ruines disent d’abord ce qu'elles ne sont plus.
La vérité des ruines est-elle tragique ?
Ruines et sagesse.
Les ruines disent d’abord ce qu’elles ne sont plus.
Le regard que nous portons sur les ruines est tout à fait original car plutôt que de se poser (et même de se reposer) sur l’aspect altéré et abîmé, et de considérer ainsi le monument ruiné comme le témoin fragmentaire, le reste ou, à proprement parler, la trace – qui est l’étymologie du mot « vestige » – d’un temps révolu, il cherche à se poser sur ce qui n’est plus, sur la partie manquante. Le regard que nous avons sur les ruines semble avoir le sens d’une quête de l’absence. Avant de nous enquérir de ce qui est présent et de nous occuper de ce qui a chuté, de ce qui s’est renversé (ruo en latin), nous nous préoccupons de ce qui est absent. Faut-il croire que cette absence signifie davantage que la présence ruinée ? A tout le moins, peut-on supposer que ce qui est recherché c’est une plus grande richesse, voire même un apogée de richesse qui contraste franchement avec la misère présente. Dès lors, comment ne pas le déplorer ? Comment ne pas endeuiller notre regard de la perte des splendeurs passées ?
« (…) le charme de la ruine consiste dans le fait qu’elle présente une œuvre humaine tout en produisant l’impression d’être une œuvre de la nature. » Georg Simmel, La Philosophie de l’aventure, Réflexions suggérées par l’aspect des ruines.
Au-delà du « charme » des ruines, c’est-à-dire de leur attrait magique, elles suscitent la nostalgie, la douleur du passé perdu. C’est pourquoi nous parlons parfois d’un deuil ; et c’est le cas de Hegel. Pour le philosophe allemand, le sentiment de deuil que nous éprouvons à la vue des ruines n’est pas comparable à celui qui, dû à la perte d’un être cher, est très personnel ; le deuil des ruines est « désintéressé » en ce qu’il n’implique pas la particularité de l’individu, à savoir son caractère psychologique, affectif, social… Celui qui contemple les ruines de Carthage, de Palmyre ou de Rome n’est pas intéressé personnellement à la perte qui est éprouvée car celle-ci se situe sur une autre échelle, celle de l’universel qui est le milieu rationnel dans lequel se déroule l’histoire. En ce sens, les ruines suscitent en nous une profonde tristesse car elles sont les victimes accidentées de l’histoire. Dégradées et amputées, elles se séparent lentement de leur totalité d’origine. Elles ne donnent plus à penser l’harmonie des formes où l’équilibre entre la volonté de l’esprit et la nécessité de la nature est réalisé. D’ailleurs, pour Georg Simmel (1858-1918), de tous les arts, seule l’architecture parvient au parfait équilibre « entre la force de l’âme qui tend vers le haut, et la pesanteur qui tend vers le bas » (La Philosophie de l’aventure, Réflexions suggérées par l’aspect des ruines).
Les ruines ne se laissent pas seulement contempler ; elles sont en elles-mêmes une expérience de pensée qui, en faisant signe vers une totalité pressentie, mais absente, est riche d’une émotion radicale dans laquelle se mêlent la tristesse et le sentiment de la perte. En cela, elles nous invitent en un lieu mélancolique à travers lequel la méditation ouvre un espace où le temps fait se rencontrer l’œuvre humaine et celle de la nature. Il n’y a guère que les ruines pour produire, semble-t-il, cette rencontre inédite entre la temporalité historique et la temporalité naturelle, celle-ci devenant toujours plus ennemie de l’autre. Les ruines sont un front humain de résistance face aux forces invasives et destructrices de la nature. « Les mêmes forces qui par désagrégation, érosion, effondrement, envahissement de végétation ont fini par donner à la montagne sa ligne générale, se sont exercées ici sur les murs », constate Simmel (Id.). Emotion radicale devant un affrontement radical car les forces en présence ne s’unissent pas comme elles le laisseraient supposer. Elles luttent, au contraire, les unes contre les autres, la pierre vers le haut qui cherche à se maintenir dressée et les éléments naturels vers le bas qui ramènent tout à la terre. Mais le combat perdu d’avance annonce déjà que le devenir humain, jouet des forces de l’univers, semble destiné à la disparition totale.
2. La vérité des ruines est-elle tragique ?
« Dans la pierre, et surtout dans les ruines, l’Humanité peut suivre son fugitif destin. » Alexis Philonenko, Schopenhauer, Métaphysique du beau, § 37, Vrin, Paris, 1980, p. 149.
Les ruines ne sont pas seulement des monuments que les événements ont dégradés au fil du temps et leur signification ne se limite pas aux seules considérations de leur état physique. La réalité des ruines recouvre une autre dimension, plus métaphysique, et requiert en cela une approche cognitive appropriée. Si le sentiment de la perte ne peut servir à lui seul de voie d’accès à la vérité des ruines, étant trop lié à l’émotion qu’il suscite, il pourrait tout au moins initier le chemin vers un décryptage plus intuitif à la fois de ce qui est visible et de ce qui ne l’est pas. Autrement dit, on ne saurait intégrer les ruines dans un développement dialectique sans les nier en tant que simple négatif, sans que l’histoire montre leur dépassement et leur suppression. C’est là, entre autres, le projet de Hegel qui sacrifie le particulier au nom de l’universel, qui nie la caducité des individus au profit du progrès de la Raison. Ainsi, dans l’hégélianisme, les ruines ne sont que des étapes, des moments, des passages. Certes ceux-ci sont difficiles et restent obligés. Mais ils sont toujours niés et dépassés par une réalité plus haute et plus riche. Cette histoire universelle, résolument optimiste, se situe dans le droit fil du progressisme quelque peu naïf des Lumières (Rousseau, Sieyès, Condorcet…). Il est affirmé que les défauts de la réalité humaine dont les ombres planent au-dessus des ruines sont eux aussi maîtrisables et leur dépassement toujours possible en fait des moyens historiques efficaces au service de la Raison. Ainsi, la tragédie humaine dont les ruines témoignent soutient négativement la ruse de la Raison dont le progrès n’est pas ici remis en question.
Cependant, le monument ruiné, vestige d’une époque glorieuse, semble nous indiquer que le véritable coupable de sa destruction est aussi l’auteur de sa construction, à savoir l’homme lui-même. Bâtisseur et démolisseur, géniteur et corrupteur, l’humain paraît s’accomplir tout autant dans la vertu et dans le vice. Et croire que l’on pourra extirper les défauts de son cœur c’est affirmer qu’un jour le devenir de l’humanité ne connaîtra plus les ruines. N’est-ce pas là méconnaître le tragique de la nature humaine ? La ruine n’est-elle pas l’emblème oxymorique de cette passion tenace et contradictoire pour l’édifice et l’abîme, pour l’ordre et le chaos ? L’homme est un animal tragique parce qu’il est limité. Une pensée illimitée disposant d’un temps infini n’oscillerait pas entre deux passions ; elle suivrait le plan d’une perfectibilité totale et non sélective. Toutes les passions seraient donc à l’œuvre en un même moment. Mais l’humain n’est pas dans cette absence de limite ; c’est pourquoi son existence est une variation permanente entre les oppositions qui le constituent. De là, les ruines paraissent bien emblèmatiques de la mesure tragique de l’existence humaine car leur unité première dont le fantôme les enveloppe encore, représente l’être sacrifié et anéanti. La forme initiale du monument contient en elle ce que la destruction peut produire comme souffrance. Elle renferme sa perte et la mort de tous ceux qui l’ont érigée, puis mutilée.
Les ruines sont sorties de l’histoire ; et il n’est pas excessif de dire qu’elles-mêmes n’ont pas d’histoire, contrairement à la totalité qu’elles ont perdue. Le discours historique, en effet, ne peut les concerner qu’à rebours de leur fragmentation, le moment d’avant le chaos. La représentation de cette totalité perdue et absente suggère une involution, une régression, une sorte de mémoire à l’envers qui tient davantage de la reconstitution des faits que de leur récit. La reconstitution historique de la part manquante, appuyée parfois de sources archéologiques, ne peut plus réaliser objectivement une totalité avec la part restante. Et ce qui manque est tout aussi fragmentaire que ce qui reste. Entre ces deux fragments que l’on ne peut réconcilier, une tension subsiste : l’absence semble rejeter la présence comme la forme initiale a été éliminée de la matière finale. Ainsi, les ruines sont les déchets, les rebuts de l’histoire. Elles montrent également que cette histoire qui les a martyrisées et dépossédées de leur être est tragique, que l’humain ne fait pas du bâtir sa seule passion ; il s’affaire tout autant à déconstruire et à dégrader parce qu’il a intégré sa propre fin, l’idée qu’il est mortel. Ses œuvres, bien qu’elles évoquent une éternité qui reste illusoire, sont à l’image de sa nature, fragiles et périssables. C’est là le message tragique que nous transmettent les ruines.
3. Ruines et sagesse.
« Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux ! c’est vous que j’invoque ; c’est à vous que j’adresse ma prière. Oui ! tandis que votre aspect repousse d’un secret effroi les regards du vulgaire, mon cœur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d’utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n’offrez-vous pas à l’esprit qui sait vous consulter ! » Constantin-François Volney, Les Ruines ou Méditation sur les révolutions des empires, Invocation.
En affichant les méfaits du sort, les ruines témoignent de la discontinuité du destin humain. Elles affirment l’insoumission de la volonté à une entité métaphysique supérieure et directrice, et conservent ainsi la liberté des individus. Pour néfaste et dévastatrice qu’elle puisse être, la liberté nous indique ici dans quel registre les ruines nous placent : l’éthique. C’est pourquoi elles donnent « d’utiles leçons », dit Volney. Cependant, n’y aurait-il qu’une leçon négative à tirer de leur contemplation ? N’indiqueraient-elles que ce qu’il ne faut pas faire ? N’ont-elles pas également une fonction édifiante, éminemment positive ? Les ruines sont des œuvres humaines et demeurent à ce titre à l’image de l’homme. Les mutilations subies sont choquantes et nous touchent parce qu’elles sont apparentées à des blessures. En arrière-fond d’un monument ruiné se cachent des vies ruinées, des morts, des douleurs et des larmes. La ruine n’est pas le symbole de cette souffrance passée et perdue ; elle n’est pas une abstraction, une forme détachée du réel ; la ruine est une matière qui représente cette souffrance et, en restant dressée vers le ciel, elle est une réfutation physique de sa dissolution. Nous pouvons dire que la ruine souffre en respirant la souffrance passée et en subissant les ravages du temps. Sublimes et colossales, les ruines sont aussi pathétiques et bouleversantes. C’est par là qu’elles nous obligent moralement. De l’émotion esthétique qu’elles produisent à l’affection morale et compatissante, les ruines deviennent les biens sur lesquels le regard doit rester bienveillant ; elles transfigurent ainsi le patrimoine, les biens hérités du père.
Considérant que les ruines sont les misérables victimes de l’histoire – à tel point qu’elles ont abrité la misère elle-même (voir Diderot dans Ruines et paysages, III Salon de 1767, p. 335 : « Il ne reste de leurs travaux, de leurs énormes défenses, de leurs grandes vues que des débris qui servent d’asile à la partie la plus indigente, la plus malheureuse de l’espèce humaine, plus utiles en ruine qu’ils ne le furent dans leur première splendeur ») –, nous avons à leur égard une obligation morale, celle de les sauver de la disparition. N’est-ce pas là tendre vers une sorte de commisération, laquelle habituellement est éprouvée pour des humains démunis et non pour des œuvres humaines en péril ? Mais le pouvoir moral des ruines est tel qu’il révèle le cœur humain. Les ruines touchent la sensibilité par leur aspect accidenté et élèvent l’esprit pour qu’il fasse don de lui-même, dans un acte de pure bienveillance par lequel les biens pourront cicatriser et guérir peu à peu de leurs meurtrissures. En ce sens, les ruines obligent à sortir de soi, à s’oublier pour apporter soins et réparations à l’altérité. Bien sûr, il serait indécent que la pierre ruinée soit seule à profiter de ce don. Mais comment ne pas penser que si le cœur est touché par la pierre il ne puisse l’être par un autre cœur ? Effacement de soi, prise en charge de la souffrance, regard sur la mort et valorisation de la vie, tout cela qui se nomme sagesse et humilité, les ruines nous l’enseignent, dans leur signification profonde et leur vérité.
Conclusion :
Les ruines nous donnent une leçon d’humilité car en affichant leurs mutilations, elles nous montrent à la fois les limites du progrès et les effets destructeurs de la passion qui vit dans le cœur des hommes. Elles nous enseignent ainsi ce qu’est la nature humaine, son besoin permanent d’expansion, sa « cupidité » que Volney qualifie de cause de tous les maux, et la vanité de ses entreprises. Elles nous engagent à un redressement moral qui doit conduire au bien-vivre, c’est-à-dire au mieux-vivre possible non par un dénis du malheur, mais dans une claire conscience tragique des limites, laquelle ne doit pas empêcher au bonheur de s’épanouir entre la naissance et la mort, entre deux chaos, parmi les ruines.